Le Niagara

Dans  Les Aspirations
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À M.-M. Fleury

 
Ainsi qu’un blanc troupeau qui marche au sacrifice,
Les grands flots moutonneux vont vers le précipice,
Et, comme subissant la fascination
Du monstre à l’écumeuse et fauve torsion,
L’immense nappe d’eau bouillonnante et rapide
S’arrondit brusquement et bondit dans le vide.

 

Quelle chute ! quel bruit ! quel engloutissement !
Toute l’horreur du râle et du mugissement,
Tous les cris de la mer et tous ceux de la foudre,
Les lamentations des blessés noirs de poudre,
Les sourds gémissements du glas et du tocsin,
Les accents du clairon, les éclats du buccin,
Les longs hennissements du cheval de bataille,
Les abois du canon qui crache la mitraille,
Les hurlements du vent à travers les grands bois,
Ces bruits et ces horreurs palpitent à la fois
Dans la clameur sauvage, effroyable et sublime
Qui monte incessamment de l’insondable abîme.

Devant l’énormité de ce gouffre béant,
On est comme écrasé par son propre néant ;
Le vertige nous ploie ; on ferme la paupière ;
On croit sous son talon sentir glisser la pierre.
 
Assourdi par le choc continu de ces flots
Pleins de gémissements, de cris et de sanglots,
Il nous semble assister, dans une nuit profonde,
Au vaste écroulement subit de tout un monde.
Mais on rouvre les yeux, et l’on voit, frémissant,
Au-dessus de l’abîme, un prisme éblouissant,
On voit une vapeur montant du sacrifice
Et cachant dans ses plis l’âme du précipice.
Sans fin cette vapeur sort de l’antre qui bout,
S’envole lentement, lentement se dissout,
Et contraint la prunelle étonnée ou pensive
À s’élever de l’onde opaque et convulsive
Vers l’éther transparent, presque immatériel,
D’où tombe en nappes d’or la grande paix du ciel.

À la fois torrent, puits, trombe, avalanche et piège,
La chute a la blancheur du lait et de la neige.
Cependant le soleil, le grand soleil de Dieu,
Quand il y met l’éclat de son regard de feu,
Souvent la transfigure et la métamorphose.
Quelquefois il la change en une toile rose,
Quelquefois il en fait une écharpe d’émail
Qu’il étoile d’argent, de saphir, de corail,
Et sa flamme, en perçant cette fluide écharpe,
Brille comme à travers les cordes d’une harpe.

Quel pinceau pourrait faire entrevoir l’idéal
De ce panorama sans borne et sans rival ?
Le poète, debout auprès, sur quelque cime,
En regardant crouler le torrent dans l’abîme,
Vibrant d’émotion, les regards éblouis
De l’étincellement des reflets inouïs
Que souvent la lumière à cette onde prodigue,
S’imagine, pensif, qu’une céleste digue
S’est rompue et déverse en un puits colossal
Des torrents de rubis, de nacre et de cristal.

Depuis que cette chute écume, brille et gronde,
Des siècles par milliers sont passés sur le monde.
Depuis l’heure où son chant énorme et solennel
Pour la première fois s’éleva vers le ciel,
Notre sphère a subi des changements sans nombre ;
Plus d’un mont disparut, comme un vaisseau qui sombre,
Et de brûlants déserts s’étendent maintenant
Où de grands lacs jadis roulaient leur flot tonnant.
Mais rien n’a pu changer la cataracte immense.
La mer a son repos, la foudre a son silence,
Et le cratère même a ses instants de paix ;
Seul le Niagara ne se calme jamais ;
Toujours il court, toujours il bouillonne et s’écroule,
Insondable, indompté, mouvant comme la foule,
Reflétant dans ses eaux le dôme du ciel bleu,
Terrible, inépuisable et profond comme Dieu.
Le colosse a la voix puissante du tonnerre,
Pour parler à celui qui tient en main la terre,
Et sa blanche vapeur, qu’il disperse en tous sens,
Monte vers Jéhovah comme des flots d’encens.
Il est irrésistible, il est inabordable ;
Nul ne remontera le torrent formidable.
L’homme le craint, l’oiseau le fuit, épouvanté.
Ce gouffre monstrueux a sa fécondité :
Il fait naître tout près des fleurs et les baptise
D’une poussière d’eau que le soleil irise.
Il existe depuis qu’un nouveau continent
A surgi tout à coup, sous le ciel rayonnant,
Dans toute la beauté que le poète rêve.
Il croulera toujours, il croulera sans trêve,
Jusqu’à l’instant où l’homme aura cessé d’aimer.
Et quand pour tout détruire et pour tout décimer,
Un ange descendra dans notre pauvre sphère,
Il verra, dans son vol, le Niagara faire
Luire au-dessus d’un roc, comme sur un autel,
L’effroyable splendeur du dernier arc-en-ciel.

 



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